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ENTRETIEN EN EXCLUSIVITE AVEC ANGELIN PRELJOCAJ

Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian.

Après Helikopter, Still Life et Blanche Neige en 2018, puis Gravité en 2022, vous revenez à la Grande Halle de la Villette avec une création sur le deuil. Comment a-t-elle vu le jour ?

L’idée de travailler sur un requiem m’intéressait depuis longtemps. Beaucoup d’artistes l’ont fait, en musique évidemment, mais aussi en théâtre, en peinture… L’iconographie est extrêmement riche, ne serait-ce qu’avec les Pietà, ou les descentes de croix de Rubens. Et puis, en 2023, j’ai perdu beaucoup d’êtres chers : en premier lieu mes parents, disparus à six mois d’intervalle, mais aussi plusieurs amis. C’était donc le moment de se poser physiquement la question du deuil, et de créer une composition à partir des corps sur l’idée de la mort et de la perte. Paradoxalement, ce requiem chorégraphique est une façon de célébrer la vie. De ces blessures, qui ne se refermeront peut-être jamais, peuvent naître la joie de restituer la mémoire de ceux qu’on a aimés.

Vous parlez également de « procession des corps » à propos de Requiem(s). La pièce comporte-t-elle une dimension rituelle ?

Pour Émile Durkheim1, l’idée de civilisation a démarré le jour où on a commencé à enterrer nos morts. Il ne s’agit pas forcément d’être dans un recueillement triste ; il peut y avoir de la joie, de l’énergie. En Indonésie par exemple, il existe des endroits où on déterre les morts, on les habille, on les met à table. Il y a une sorte de plaisir à retrouver l’être cher qu’on a perdu. Sur les photos, on voit des gens en train de trinquer avec des corps qui sont presque à l’état de squelettes. C’est étrange, assez cocasse. De manière générale, l’idée de rituel, c’est-à-dire le fait de reproduire certains gestes, certains processus corporels, certaines façons d’être ensemble, induit du sens et génère des émotions, des sensations, qui sont nécessaires à ce qui fait civilisation. Donc mon espoir le plus grand, c’est que le spectacle soit, à la fois pour les danseurs et pour les spectateurs, une façon de se réunir autour de l’idée de la perte, de la mort, et de ce miracle qu’est le fait d’exister.

Les émotions que l’on peut traverser face au deuil sont multiples et parfois indéfinissables. Le pluriel suspendu de Requiem(s) était-il une façon de le signifier ?

Absolument. Le « (s) » renvoie aussi aux différents types de rituels qui sont en jeu dans le spectacle. Chacun d’entre eux correspond à une atmosphère spécifique, portée par une séquence musicale choisie. Les morceaux sont variés, et peuvent aller d’un extrait du Requiem de Mozart à des créations sonores faites pour l’occasion, en passant par des extraits de messes ou de cantates. Derrière ce « (s) » se loge en creux la multiplicité des références qui ont nourri la pièce, qu’elles soient audibles ou inaudibles, visibles ou invisibles. Le pluriel renvoie in fine à des enjeux liés à la création elle-même. Il y a plusieurs chemins pour créer des émotions, et proposer un spectacle, c’est faire une sélection. Choisir chaque jour, presque à chaque instant, une option qui va dessiner un chemin, et emmener la pièce – et donc le public – quelque part.

En quoi votre processus de création consiste-t-il ?

Je dis souvent que créer, c’est comme partir de la plage (de sable), et nager le plus loin possible vers le large. La plage représente pour moi les lieux communs, les clichés, les banalités qui peuvent surgir par rapport à un sujet, et dont il faut s’éloigner pour partir à la recherche de choses moins usitées, plus novatrices, plus étranges peut-être, plus décalées. Le processus, c’est cette nage vers le lointain, vers la découverte, l’innovation, l’invention. Ce n’est pas moi qui guide la création, mais la création qui me guide. Je n’ai pas de schéma préétabli que j’applique pendant la répétition, comme l’exécution un peu mécanique d’un concept ou d’une idée. C’est le travail qui me dit : « essaye par là pour voir », « regarde dans cette direction, il y a quelque chose à creuser ». C’est en avançant que je découvre ce que je fais. Je travaille comme ça depuis des années, dans cette zone de brouillard et d’intuition, en même temps que de réflexion.

Quelle est la part d’interaction avec les danseurs dans ce processus ?

Quand je compose ma danse, je la travaille depuis mon corps, qui est mon outil, dans le jaillissement du mouvement. Je me mets devant les danseurs pour tester des choses, et ils captent la mémoire de ce que je viens de faire. Parce que, parfois, dans le jaillissement, on ne sait plus très bien si on a levé le bras comme ci ou comme ça, ou si c’était la hanche qui a déclenché le mouvement, etc. Les danseurs me renvoient une image de ce que je viens de faire, et ensuite, petit à petit, on en fait un langage qu’on va partager ensemble. Dans le cas d’un duo ou d’un trio, les propositions physiques des danseurs interagissent avec les miennes, et c’est cette interaction, quasiment permanente, qui crée le langage qui va circuler entre nous. D’ailleurs, j’ai tendance à dire que les créations ressemblent souvent aux personnes avec qui on les a faites. Une pièce peut être reprise à l’identique trois ou cinq ans plus tard, comme une partition écrite que les danseurs s’approprient ; les nouveaux interprètes peuvent apporter une énergie, un sens, une tendance à la pièce (et de toute façon une pièce doit vivre, doit bouger par l’interprétation des danseurs !) ; mais, à moins d’en modifier la structure, celle-ci ressemblera toujours à ceux qui étaient là au départ.

Pourquoi faites-vous de la danse ?

Alors ça… je ne sais pas très bien.

Je crois que danser a été pour moi une façon de trouver un chemin. Je suis issu d’une famille immigrée albanaise, ma mère venait d’un petit village des Balkans. En 1987, j’ai écrit un texte, Afin que Liza lise, où j’évoque le fait qu’elle était analphabète. Je me dis parfois que l’idée de m’aiguiser physiquement pour créer un langage du corps, c’était quelque part une façon de lui donner la possibilité de lire. Lire sur les corps quelque chose d’autre que ce qui lui échappait au quotidien.

  1. Émile Durkheim : sociologue français (1858-1917) considéré comme le père de la sociologie moderne (ndlr) ↩︎

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